Le trait du Q

CARNETS D'UNE ERRANCE  
| 2005-07

[Extraits]










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Couloirs et halls de la 'British Library'. Une petite dame se promène d’un pas asymétrique. Que peint-elle de vrai? Elle a l'air offusqué. La revoilà. Elle veut s’asseoir mais ne sait pas décider où. Elle cherche sans vouloir trouver.
À une table du snack bar, Anna boit un autre latté. Elle ex-siste par coups. Une violence dans le corps, s’étend invisiblement. Sans pixels ni vecteurs.
Stabilisée, elle se trouve dans cette tension posée entre les mains, la tête et l’ordinateur; composition nécessaire pour attrapper certaines choses.
La vieille est très préoccupée par le regard des autres. Elle s’y heurte et cela déclenche des mots de colère, de détresse. Anna repense à un casting pour un film de science-fiction. Le gars avait un petit chien dont il était très fier, il disait qu’à chaque fois qu’un comédien jouait mal le chien aboyait.
La dame s’approche, murmure quelque chose. Elle croise son regard:
“Bitch!…”
Karl Marx venait ici dans le temps. On peut aimer cet anonymat peuplé. Pour travailler, pour écrire. Une écoute plane au-delà du silence des mots. L’illusion d’un destinataire. Le consentement d’un partage tu. C'est un théâtre silencieux de témoins - les poches du crâne remplies de jetons d’une langue - d’une présence abstraite et infinie qui veille.
Ici on peut adopter un livre. Comme si les livres étaient orphelins.
La revoilà à nouveau, l’autre. Elle a mis un manteau noir avec la capuche par-dessus la tête. Petit chaperon noir. Dans son sac plastic, un journal gratuit au titre ‘Lite’.
Anna attrappe un des tracts roses dispersés sur les tables. C’est pour une fête de Saint Valentin. Une invitation à tous les couples dysfonctionnels: ‘Your trash may be someone else’s treasure!’.
Retour. En arrière. La perspective. Désert. Marbre. Murs. Froid. Personne n’aboie. Envie de quelque chose, soudain. Elle voit sa main qui se poigne… Quelque chose se précipite.
Cut.
Lacher le regard. Vers l’ouvert. Entrer en composition avec des idées qui se pointent à l’horizon, tout près. Des formes vagues et fulgurantes se distinguent, de façon éphémère. Les tenir. Vents denses. Coups de mains, coups de dés. Ça siffle.
Le son est imaginé.







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Café Odessa

Elle imagine un parc d’attraction où on serait mené dans des croisées du corps vivant tout seul (de la mort vivante, et de grimaces pré-psychotiques?) Une chirurgie fabuleuse… Un peu comme Gepeto dans sa baleine.
Qu’est-ce que cela ferait de ne jamais avoir vu de réflection de soi… d’image de soi c.à.d. de soi enentier? L’équivalent arabe de “quand les poules auront des dents” se traduit “quand tu verras le lobe de ton oreille”. Mais elle, elle peux voir le lobe d’un autre.

Elle pense à l’importance des cartographies: matérielles, imaginaires, sensibles. Quoi de plus logique que de marquer un territoire. Pas forcément pour devenir propriétaire. Matérialiser un rapport; noeud où se mèlent des coordonnées. Les animaux signent des endroits avec leurs excrétions.

Dans sa cuillère, un lac de bulles toutes rondes couleur crème et beige et blanc et gris - cela dépend de la lumière. La bouche s'ouvre et l’engin décharge son liquide amer doux. “Est-ce que je pourrais avoir un Monaco?” demande quelqu'un dans son dos. Il faut être fou pour penser que le monde est ennuyeux, ou prévisible. Tant d'images qui sautent dans le crâne au bruit d'un mot. Drôle de mécanique. Avoir un corps. Une pause profonde, une pose profonde.
Hier une bouteille Contrex s’est suicidée en se faisant écraser par un bus aux couleurs similaires. Il y a eu une grosse détonation, qui a effrayé les piétons.







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Park d’# (près de 100-lits)

Elle adore les trajets, les petits voyages. La vie discontinue. Arrêts de quelque chose, alors même qu’il s’agit d’un transit géographique. Elle y trouve le regard. Libre de suivre son regard et la trace de ce regard sur le monde. Elle peux percer le paysage, le fendre… se mettre ‘l’oeil dans le doigt’. Créer des bouches d’air, des ébeauches. D’abord tourner à vide. Soulever la peau du monde pour en faire des tentes transparentes. En attente.

Le soleil est blême et donne un reflet cuivré aux champs engourdis par l’hiver. Des traces de tracteurs dans la terre, infinies… Des cercles, des droites, des demi-cercles, des diagonales. La-bàs, une ferme haute et blanche. Des emballages et sacs-plastique brillent comme des bijoux au bord des chemins.

Sur une aire de l’autoroute, elle coupe au travers l’herbe. L’air est doux à un moment précis. Elle se dit que c’est génial de vivre encore. Que malgré tout la vie s’étire. Que peut-être quelque chose comme une maison à elle sédimente quelque part. Elle pense aux creux laissés dans la terre par un animal dormant. Par une biche, ou une météorite.

Plus tard, le bus dépasse un énorme camion. Les coudes sur le volant, les poignets sous le menton, le kohl noir sous les yeux et les cheveux champagnes frisés: ‘Christelle’. Le nom est marqué blanc sur noir derrière le pare-brise. Elle sourit droit devant elle, Christelle.














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(En off: Sons de pas sur le pavé de Bruxelles-Midi)

Être témoin de la vie qui ‘arrive’. Immensité joueuse… immensité de laquelle se détachent parfois quelques objets amicaux. Bizarrement, aimer cette vie qui arrive est un mouvement très lent et très rapide à la fois.

Poser le doigt sur un noeud de bois. La sève sent fort. Le bois, tu vois, n’est pas encore mort.

Dans les moments guettant la mort de son père, une jouissance indéfinissable la tenait aimantée au milieu de la vie. La jouissance d’un étonnement devant l’inconnu total. Un dehors absolu, éprouvé. Le monde semblait contracté, mais contenait à l’intérieur de toute chose un espace concave infini, qui s’étendait avec le souffle. L’univers se tenait en balance entre ces espaces géants contenus derrière des peaux tendues. Une immobilité légère et complètement indifférente par rapport à la gravité de la situation. Gravité d’une chute anticipée et douteuse à la fois.

L’étonnement ne peut pas indiquer une perte - elle se disait que l’étonnement est toujours l’effet d’une solitude partagée.

La vie indifférente.
Elle restait attentive. Prise dans cette hésitation cristalline dans l’immensité. Assise près d’une fenêtre. D’un train. “Peut-être vais-je encore détourner ma tête, regarder les nuages qui passent dans le bleu. Peut-être vais-je voir quelque chose qui s’envole.”